Les jeux vidéo de Riot Games Valorant et League of Legends, à travers leurs règles de fonctionnement et leur représentation des personnages féminins, favorisent-ils les violences sexistes à l’égard des joueuses ?
(english) How to survive the sexist violence in online gaming?
Do the rules and representation of female characters in video games Riot Games, Valorant and League of Legends, encourage sexist violence toward female players?
“J’ai déjà eu des “pourquoi tu joues, retourne à la cuisine” témoigne Salika, streameuse et joueuse de LoL et Valorant. Nous nous sommes demandé si les jeux vidéo n’étaient pas, par définition, des espaces créés pour favoriser le sexisme et quelles étaient les stratégies adoptées par les joueuses pour lutter contre cela. Pour cibler notre enquête, nous avons choisi d’étudier les jeux vidéo en ligne League of Legends et Valorant connus pour leur communauté de joueurs très agressive. Nous avons donc contacté et écouté Killian centraliste (qui s’occupe de la logistique) dans le milieu du bâtiment et Salika, étudiante et streameuse Twitch. Tous deux passent une grande partie de leur temps sur ces jeux, et ont ainsi pu les comparer et être témoins des différentes problématiques liées aux comportements sexistes au sein de la communauté vidéoludique. Nous nous sommes également intéréssés à cette dimension d’“objectivation de la femme” dans les jeux vidéo à travers différentes études dont celle d’Elisa Sarda Les effets des jeux vidéo à contenu sexiste sur l’objectivation de la femme et sur les stéréotypes de genre. Les joueuses et streameuses de Valorant sont particulièrement sujettes à cela comme on peut le voir dans les publications de Marti et Evergreenily. Un harcèlement qui dure l’espace d’une partie, mais qui fera hésiter la joueuse quand il s’agira d’allumer son micro.
Valorant et League of Legends, des propos sexistes dirigés vers les joueuses
Pour Salika, c’est un problème de sexisme que l’on retrouve à plus ou moins grande échelle sur les jeux en ligne avec sa dimension “anonyme et caché derrière son écran”. La sortie du jeu de tir à la première personne (FPS/First Person Shooter) Valorant par l’éditeur Riot Games, connu pour son jeu League of Legends, un jeu multijoueur avec des affrontement par équipe dans une arène (MOBA) a été d’autant plus sujet à controverses. Dans ce nouveau jeu dont la bêta a été lancée en avril 2020, l’aspect “toxique”, déjà bien présent sur League of Legends s’est trouvé amplifié avec l’apparition d’un chat vocal, un système permettant une communication via micro au cours d’une partie. Ce nouveau “défouloir” comme le qualifie Killian joueur assidu, a suscité l’engouement et a également fait beaucoup de bruit lié aux problèmes de régulation des violences verbales. Dans Valorant il est facile de définir un sexe, un âge en fonction de la voix. Pour certains, le fait d’identifier une voix d’appartenance féminine a été le feu vert aux insultes sexistes en tout genre, le harcèlement et l’anti jeu. Ce sentiment de déresponsabilisation permet une complexification ou tout du moins une modification dans la manière de s’adresser à son prochain. Il est question de contrôle de soi dans cet environnement particulier comme le dit Maude Bonenfant dans sa thèse Sens, fonction et appropriation du jeu : l’exemple de World of Warcraft « . La pratique ludique engage une responsabilité personnelle et sociale de la part du joueur, car le joueur doit apprendre à « diriger sa conduite ludique ». Il faut que le joueur procède à une autorégulation de lui-même dans un espace vidéoludique qui sollicite des compétences, caractéristiques différentes de celles de la société (lois, compétitivité, univers…). La conduite personnelle est d’ailleurs particulièrement difficile dans le contexte de masculinité militarisée présent dans la plupart des jeux vidéo.
Masculinité militarisée, la source du sexisme ?
Les jeux vidéo sont directement touchés par cet état d’esprit, et se dirigent vers un public ayant pour vocation de toucher presque exclusivement les garçons. On trouve un principe de “masculinité militarisée” comme le conçoit Sébastien Genvo dans son ouvrage Penser les évolutions des jeux vidéo au prisme des processus de ludicisation (2013). Il fait remarquer que « depuis leur émergence, les jeux vidéo ont été dominés par le thème de la masculinité militarisée ». La force, la violence et la guerre sont, aussi bien dans nos sociétés que dans les jeux vidéo en ligne, associées à la virilité et la fierté d’un “vrai homme”. Les jeux de bataille comme Valorant et Lol reprennent donc un modèle qui s’adresse principalement aux jeunes garçons, qui se retrouvent souvent dans le principe de bagarre comme symbole de virilité. Depuis l’enfance, les jouets attribués au sexe masculin sont davantage situés dans cet état d’esprit là, avec des guerriers, des pistolets… Tandis qu’on a tendance à diriger les filles vers des jouets qui consistent à prendre soin des personnes ou des choses (poupées, dinette…). Les jeux virtuels de confrontation avec des inconnus se sont donc basés sur ces critères et dirigés vers un public “viril”. Les personnages masculins apparaissant la plupart du temps dotés d’armures lourdes et de grosses armes (à l’image de Garen et Darius dans League of Legends) et les personnages féminins plus légèrement vêtus, hypersexualisés.Cette distinction entre le genre des personnages est d’ailleurs relevée par Pascale Thériault dans son mémoire L’héroïne d’action dans le jeu vidéo et ses représentations de personnages féminins : Une figure et ses variations, “En plus de correspondre à environ 12 % des personnages jouables, les personnages féminins sont hypersexualisés : les femmes sont deux fois plus sujettes à être habillées de manière érotique, tout en ayant des proportions démesurées, par exemple”. Bien qu’il y ait eu une évolution dans le développement des personnages et du jeu pour avoir plus de personnages non sexualisés, l’espace virtuel dans sa dimension de “masculinité militarisée” n’inclut pas pour autant l’égalité des sexes. Les filles bien qu’étant de plus en plus nombreuses dans les communautés de jeux en ligne, restent une minorité, ce qui favorise les violences sexistes. De cela sont nées des catégorisations pour les joueuses et les streameuses, on parlera notamment d’”e-girls”.
Vers une hypersexualisation des joueuses et des streameuses au travers du concept d’e-girl
Dans un environnement si « viril », le terme “e-girl”, à vocation réductrice, est régulièrement utilisé pour désigner les streameuses et quelquefois pour qualifier les joueuses. Si le terme désigne à la base des femmes usant de leurs charmes pour être rémunérées dans le monde du streaming, il est désormais associé aux joueuses de manière plus générale. Mais qu’est-ce qu’une e-girl exactement ?
En fait, la définition varie selon les joueurs. Killian qualifierait les e-girls ou “electronic girls” davantage comme étant des streameuses hypersexualisées usant de leur image pour gagner de l’argent “Il y a typiquement un procédé qui est récurrent sur ce genre de femmes sur Twitch, ça va être un gameplay en tout petit, un petit carré d’image avec le gameplay, elle en gros plan et y a un stratagème qui est souvent utilisé ça va être soit par exemple la roulette derrière elle, ou alors le tableau des subs et en gros elles vont être obligées de se retourner, de se pencher devant la caméra”. Pour Salika « une e-girl c’est une meuf qui a les cheveux bleus, qui parle de manière enfantine » usant de sa notoriété pour s’enrichir. Dans tous les cas, une e-girl dans l’esprit collectif est un terme très négatif pour qualifier certaines femmes dans le monde du jeu vidéo. Mais au lieu de différencier les profils de joueuses, les joueurs ont tendance à leur associer des caractéristiques attachées à une e-girl. Une grille de critères dans laquelle une femme, pour prétendre à une égalité avec un joueur masculin, se doit d’éviter.
Les stratégies de défense des joueuses, une distanciation avec le profil type de l’e-girl ?
Pour se distancier de cette assignation au poste de soin de l’équipe, et au profil d’e-girl, les joueuses cherchent des stratégies. Salika stream régulièrement et s’est déjà vu adresser des remarques à ce propos “un mec ce sera toujours juste un mec qui stream parce qu’il aime les jeux vidéos et une meuf ce sera soit une e-girl soit…”. Celles qu’on pourrait qualifier d’e-girls représentent une minorité de streameuses mais cette minorité est associée très souvent à toutes les streameuses.
“je le dis souvent que je suis une “ten years old boy”, que je suis pas une meuf. C’est plus simple de leur dire que tu es un gosse”
Salika
Aujourd’hui elle est utilisée et considérée comme étant applicable aux joueuses. C’est pourquoi pour prendre de la distance avec ces stéréotypes et êtres plus « tranquilles », les joueuses en arrivent parfois à modifier leur comportement en jeu. La première réaction de beaucoup de joueuses comme Salika sera de répondre à la violence des propos par la violence verbale puis de mute le joueur (le mettre en sourdine via une option dans le jeu) pour ne plus avoir à l’entendre. Cependant il arrive qu’elles n’en aient pas envie selon le jour, l’humeur, ou que d’autres qui ne vivent pas bien la réception des insultes et des remarques usent de stratégies afin de jouer « en paix ». Dans Valorant par exemple, il est souvent question de privilégier la fonction écrite pour communiquer. Salika elle, tente de se faire passer pour un enfant “je le dis souvent que je suis une “ten years old boy”, que je suis pas une meuf. C’est plus simple de leur dire que tu es un gosse”. Certaines filles choisissent de ne pas jouer support (rôle de soutien) afin de ne pas avoir à se défendre face aux remarques, d’autres de ne parler qu’en présence d’au moins un ou une de leurs ami(e)s. Ces modifications de leur manière d’agir, ces parades, les pousse à ressortir d’une partie avec une expérience de jeu différente de celle des joueurs. Tomber dans les stéréotypes ou changer volontairement son identité sociale ? Dans tous les cas, cela creuse davantage l’écart et les différences de libertés entre un garçon qui joue aux jeux vidéo, un streamer et leur équivalent féminin.
Les healers, un principe d’éthique du care applicable aux jeux vidéo ?
Parfois le rôle de support sera privilégié puisqu’il apporte plus de possibilités de mise en retrait par rapport aux autres joueurs. Une position qui permettra d’être moins la cible de remarques selon Killian « j’imagine déjà un carry on le voit plus, le support passe un peu plus incognito dans la game donc c’est plus facile de se faire discret et d’éviter de se prendre des insultes dans ce genre de cas ».
Dans l’assignation des rôles en jeu il y a une hiérarchisation des valeurs. Il y aura d’un côté les carry qui seront le plus mis en avant et de l’autre les supports qui portent moins de valeur (et bien évidemment d’autres rôles comme celui des tanks). Ces deux postes sont souvent considérés aux antipodes l’un de l’autre en terme de difficulté et pourtant l’un ne peut subsister sans l’autre. Le carry se chargera grossièrement de tuer les adversaires tandis que le support aura une dimension souvent plus utilitaire avec des soins (les healers), des boucliers à appliquer aux alliés… Il y a une dévalorisation de fonctions de support dans des jeux vidéo en ligne comme Valorant et League of Legends. Dans League of Legends, la plupart des joueurs se pense sans aucun doute capable de jouer support, là où il sera capital de remettre les autres postes à des gens qui sont spécialisés dans leur rôle. Ainsi des personnages comme Sona, Yuumi, Soraka ou Sage dans Valorant sont joués pour booster leur carry. Le fait de “prendre soin” de l’équipe sans que cela ne nécessite de capacités particulières, sans grand talent sera davantage associé aux femmes. Dès lors que ces personnages, et même ce poste, sont choisis comme principaux rôles par une joueuse, il y aura souvent une dévalorisation de la position par les autres joueurs. Il sera facile de qualifier de “profiteuse” une joueuse qui se sert de son ou ses alliés pour monter dans le classement. Dans la considération collective, une femme sera plus encline à utiliser des personnages dotés de sorts de soin, ou du moins utilitaires, afin de soutenir les meneurs, les carry, c’est ce que remarque Salika : “Je sais qu’avant quand je disais je joue mid sur LoL ils disaient “ah tu joues pas support””.
En terme d’assignation des rôles le principe du care semble expliquer la place accordée aux femmes dans le jeu vidéo. Comme l’indique J.Tronto dans son ouvrage Un monde vulnérable pour une politique du care, le care comprend des soins quotidiens et notamment essentiels mais pourtant très mal payés et peu reconnus (exemple de l’hygiène…). Dans la société ces tâches sont associées aux femmes principalement et aux minorités plus généralement. Ce sont des rôles peu reconnus socialement, qui sont pourtant essentiels à la survie des plus faibles (personnes âgées, enfants…).
Vers une plus grande autorégulation ?
La sortie de Valorant en bêta fermée d’avril dernier s’est ainsi traduite par un déchainement de propos haineux à l’encontre du sexe féminin comme on peut le voir dans les clips Twitter de Marti et Evergreenily. Pourtant les éditeurs prennent conscience des enjeux liés au cybersexisme dans les jeux vidéo en ligne et prennent des mesures, avec une représentation de leurs personnages moins genrée et des chartes prévues contre les violences en ligne. Riot Games a pour Valorant et League of Legends, accentué ses intentions de lutter contre les mauvaises conduites en obligeant le joueur à valider La charte de la communauté de Valorant et Le code de conduite de League of Legends. Ces validations s’accompagnent d’un système de bannissement automatique qui, loin d’être suffisant permet tout de même une certaine régulation des joueurs trop extrêmes. L’arrivée de nouveaux joueurs a également rendu la fréquence de propos sexistes dans les parties beaucoup moins élevée.
Un autre point positif est la représentation des personnages féminins qui a évolué vers une dimension plus neutre, “sur Valorant il y a beaucoup de personnages meufs mais il y en a aucune qui est habillée chelou ou de manière extravagante. Tu as une meuf elle a une doudoune et un pantalon, tu en as une autre elle est habillée complètement normalement et c’est pareil pour les gars.” remarque Salika. Dans League of Legends les nouveaux personnages sont de moins en moins sexualisés (Zoé, Neeko…). Au fil des ans, les éditeurs choisissent de toucher un public moins genré et de créer un environnement propice à tous types de joueurs avec une volonté de distanciation des stéréotypes et de l’hypersexualisation des personnages. Tout ça en allant contre le fait que les FPS, via leur dimension de masculinité militarisée, l’identification d’un genre par le chat vocal et la distanciation de par leurs écrans soient particulièrement propices aux violences sexistes.
En parallèle de cela, pour réussir à garder une expérience de jeu relativement agréable, les joueuses répondront aux propos sexistes parfois par l’agression, ou/et par le système de mise en sourdine d’autres joueurs. Elles trouvent parfois aussi dans les stratégies de parade, de mise en retrait ou dissimulation de leurs genres, un certain intérêt qui leur permet de ne pas être constamment sur la défensive. Le problème étant que les joueuses ne devraient pas avoir à développer des stratégies personnelles pour lutter contre le sexisme, lors d’un stream ou d’une partie. Les moyens développés par les éditeurs permettent à une personne d’en dénoncer une autre avec les options de report (un système de signalement des joueurs à la fin d’une partie), mais pour qu’un individu soit banni il faut en général plus d’une partie et les sanctions se font graduellement (de la restriction de chat pendant quelques parties, en passant par le bannissement temporaire…). C’est donc à la destinataire de propos violents de faire la démarche, tout en sachant que cela n’aboutira que très peu. L’individu agressif lui pourra aisément, librement, insulter, faire de l’antijeu ou harceler pendant une large période de temps avant d’être drastiquement sanctionné.
Le cybersexisme : à quand une prise de conscience collective ?
Ce sont des caractéristiques qui sont à l’image des violences sexistes dans la société, il existe des sanctions mais très peu appliquées ou importantes. A travers la légère réprimande des auteurs de violences, on espère un changement de comportements mais la prévention s’arrête là. Plutôt que d’empêcher les bourreaux de sévir, on condamne les victimes à s’adapter. Un phénomène que l’on peut mettre en lien avec la culture du viol féminin, une des formes les plus graves de sexisme. Comme le montre le reportage Elle l’a bien cherché tourné en 2018 et diffusé sur Arte, les condamnations pour ce type de violences sont très peu nombreuses et parfois prises peu sérieusement.
Selon le rapport Premier état des lieux du sexisme en France pour l’HCE datant de 2018, il y aurait “un manque d’identification du caractère sexiste de certains propos ou actes. Prenant l’allure des évidences peu souvent remises en question et étant partie prenante des fondations de notre société, le sexisme est très largement toléré et banalisé”, c’est pourquoi il y a bien moins de plaintes que de violences sexistes qui se passent réellement.
Les problématiques autour de ces violences touchent la plupart des espaces participatifs dans le numérique. Que ce soient sur les réseaux sociaux, les plateformes de streaming ou dans les jeux vidéo, on commence davantage à se préoccuper du cyberharcèlement dans les écoles, collèges et lycées. Cependant, comme le montre l’étude Cybersexisme : une étude sociologique dans des établissements scolaires franciliens de Sigolène Couchot-Schiex, Benjamin Moignard et Gabrielle Richard, “nous faisons le constat qu’aucune ressource ne se positionne quant au cybersexisme ou même aux violences à caractère sexiste et sexuel”. Dans le système éducatif, la question du sexisme sur internet paraît bien peu abordée, elle est mise au second plan voire effacée, ce qui ne s’inscrit pas nécessairement comme étant une atteinte aussi répréhensible que d’autres cyberviolences pour les jeunes utilisateurs.
Ces études convergent toutes vers le même constat : un manque d’informations et de mesures quant au sexisme dans la société et à l’intérieur de la sphère numérique. Les joueuses intègrent souvent le sexisme à leur quotidien en modifiant leur comportement premier (modification de l’identité en vocal, désactivation du vocal…), en subissant ou en tenant de répondre par la violence mais avec un certain découragement puisque comme le déplore Salika : « Tu as trop envie de répondre sur le coup mais ça sert à rien, ils vont continuer ».
Démarche photographique
Par les rencontres et interactions qu’elle permet, la sphère des jeux vidéo constitue un nouvel espace public permettant là aussi, la présence de comportements sexistes à l’égard de certaines utilisatrices.
Ce travail interroge la difficile représentation de ces espaces se construisant entre l’univers du jeu, les interfaces numériques et l’espace physique où se situent les joueuses⸱eurs. Pour certaines personnes se présentant simultanément face caméra, lors de streams par exemple, la frontière entre la sphère publique et privée, entre le physique et le virtuel se brouille progressivement.
Cette série est construite à partir de captures d’écran et de photographies utilisées sur des logiciels de 3D pour reconstituer des images.